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Je voulais écrire un grand roman. Non. Je voulais écrire LE grand roman. Le genre de roman qui chamboulait des vies. Une vie et l’art, la littérature. Le genre de roman qui n’appartenait à personne. Qui appartenait à tout un chacun. Le genre de roman dont on ne savait dire d’où il provenait, qui l’avait écrit, qui pourrait le comprendre.
Ce genre de roman, il devait en exister qu’un par siècle. Et je tenais tout particulièrement à être de ce siècle. A ne pas être l’un de ces autres scribouillards pleurnichant sur leur maladresse. Leur manque de vie. Leur manque de talent. Leur manque.
Je voulais écrire le genre de roman qu’on pourrait ranger au côté des Odyssées. Que lorsqu’on zieuterait la bibliothèque d’un quidam, celui-ci serait d’abord surpris de les voir l’un à côté de l’autre, puis trouverait cela comme logique. C’est la suite logique. Même s’ils n’ont que le titre en commun, ils racontent la même histoire, le même mythe, la même vie. Celle-ci ne se passe pas au temps d’Athéna, ni lorsque Dublin était encore parcouru par des Wilde et Yeats, mais est de tout temps, toutes époques.
Alors je me mis à écrire, j’écrivais. Et au bout d’une première tentative se concluant sur une merde sans nom, je torchais un livre. Celui-ci n’était pas ce qu’on pourrait appeler un roman au sens strict du terme. Ni même dans tous les sens du terme. Rien ne s’y passait. Je n’y faisais rien. Mon héros non plus d’ailleurs. Je m’étais efforcé d’aller là où nous n’allions pas, le lieu où les mots n’ont pas leur place, où les mots ne peuvent être dits, parce que les jambes n’ont pas de mots. Or seules les jambes avançaient.
C’était une marche. Au début je marchais. Avant de l’écrire, je marchais. Je marchais et écrivais ce qu’il se passait. Après avoir cessé de marcher, ces mots étaient devenus autres choses, étaient devenus une exposition, ces mots ne se limitaient pas à une exposition. Ces mots devaient aller quelque part. Autre chose. Un lieu qui lui-même pourrait être déplacé et ouvert où bon il vous semblait. Pas d’histoire, pas de début ni de fin, comme lorsque nous marchons et qu’une fois le premier pas lancé, celui-ci n’existait plus, n’existait plus que dans le pas qui le suivait s’estompant déjà dans le pas suivant, et le paysage défilait. Les muscles s’épuisaient, les cloques se formaient, la douleur des pieds qui ne peuvent s’arrêter. Cette douleur ne se définissait pas par la douleur, ni par l’ensemble de mots possibles pour dire la douleur parce que cette douleur, je ne pouvais m’en préoccuper, il fallait marcher, toujours avancer. J’avançais. Aux mots se suivaient d’autres mots, avant qu’eux-mêmes ne se substituassent à d’autres mots, d’autres sons, d’autres rythmes, une musique propre au corps qui avançait. Les mots suivaient le rythme, ne formaient plus une suite d’images mais une musique rythmée par ce corps qui avançait, ces pieds qui écrivaient. Et cela marchait.
J’avais l’impression que cela fonctionnait. A un certain moment. Le temps passant, je revins dessus, me remis à écrire ce que j’avais déjà écrit, dans un autre lieu, un autre temps, une histoire de plus. L’histoire ne se finissait pas, ni ne commençait vraiment. C’était ainsi que cela devait être. Et je continuais à écrire. Fis de petits recueils autoédités que je vendais de bouche à oreille.  
J’écrivais et l’envie d’écrire un roman me reprit. L’envie d’écrire CE roman. Un roman qui ne serait pas un roman, qui jouerait contre tout ce qui pourrait définir le roman. Ne pas écrire d’histoire. Ne pas simplement écrire une histoire. Qu’il ne s’y passe rien. Qu’aucuns personnages n’évoluent, qu’aucun évènement n’amène son lot de conséquences, qu’aucun.
L’histoire commençait à prendre forme. Pas tant l’histoire que la première scène. Celle-ci débutait ainsi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

©JULIENAMILLARD2012